Depuis quelques années, la mafia italienne a investi dans un domaine particulier pour assurer sa fortune : l’agroalimentaire. Plus question de ventes d’armes et de cocaïne, l’organisation a décidé d’infiltrer tous les niveaux de production dans cette industrie clean. Direction l’Italie, pays réputé pour ses produits locaux (et ses malversations).
Toute l’année, on déguste ces saveurs méditerranéennes qui nous font voyager. Les mille et une façons de cuisiner les pâtes, la mozzarella bien fraîche en été, les pizzas qu’on a envie de croquer à pleines dents. Mais derrière ces produits qu’on savoure au quotidien, une réalité moins sympathique se glisse dans nos assiettes. Depuis les années ’90, la mafia italienne a fait de l’agroalimentaire son nouvel eldorado. Et si le phénomène n’est pas nouveau, il est à présent plus connu et son ampleur est désormais quantifiable grâce aux rapports annuels du Coldiretti (syndicat des agriculteurs italiens) notamment. On y apprend qu’en 2019, le chiffre d’affaires de « l’agromafia » dépassait 24 milliards d’euros rien qu’en Italie. Au placard donc la cocaïne, l’industrie de l’alimentation est bien moins risquée, et beaucoup plus rentable.
Des abattoirs clandestins sans contrôle aux investissements dans l’industrie agroalimentaire pour y blanchir de l’argent en passant par la prise de contrôle d’entreprises, des restaurants appartenant à la mafia de Calabre et de la nourriture transformée. Voilà la nouvelle recette de la fortune du crime organisé italien. Et il s’est disséminé dans toute la filière : production, transport, distribution et vente, effaçant par la même occasion la concurrence. Analyse d’un nouveau business plus invisible que les précédents.
La mozzarella, l’or pas si blanc

Lorsque l’on parle du phénomène agromafia, c’est une multitude d’aliments qui sont concernés : le poisson, la viande, le vin, le fromage, les fruits et les légumes, surtout les tomates cerises appelées « l’or rouge ». Tout ce qui fait la réputation du Made in Italy se retrouve dans cette fraude alimentaire, les plus touchés étant la viande, le vin et les aliments en conserve. Si cette mainmise pose autant problème, c’est aussi parce qu’elle se fait également au détriment de la qualité des produits. Pour maximiser ses profits, l’organisation italienne n’hésite pas « rafraîchir » le poisson à l’aide de produits chimiques, couper le miel avec du sirop de riz ou de maïs ou cuire le pain à l’aide de bois toxique.
La mozzarella, fromage typique et l’un des plus consommé au monde, n’est pas en reste. Objet de convoitise ultime pour la mafia, la mozzarelle traditionnelle (à base de lait de vache) est blanchie au soda ou aux produits chimiques. Preuve de l’importance du produit, la moitié des élevages de bufflonnes (donnant la très célèbre bufala) de la province de Caserte est aux mains de la Camorra, la tristement célèbre et violente mafia de Naples et Campanie. Des barons qui ne montrent aucun scrupule lorsqu’il s’agit de fabriquer le fromage réputé avec du lait en poudre bolivien ou du lait caillé roumain congelé et de le vendre sous le label DOP (denominazione di origine protetta), censé garantir l’origine et l’authenticité des produits haut de gamme.
S’ajoute à cela l’Italian sounding, contrefaçons d’aliments vendues dans le monde dont le nom sonne vaguement italien. La mafia achète la marchandise auprès d’entreprises agro-alimentaires étrangères et participe à la fraude et à la séduction des consommateurs. Un business qui rapporte ainsi chaque année une centaine de milliards d’euros dont la moitié est gardée par la mafia. Les conséquences de cette infiltration sont multiples : la libre concurrence est affectée, les petits producteurs se retrouvent asphyxiés, le prix des fruits et des légumes peut être multiplié par trois. Les risques concernant la santé des consommateurs sont également flagrants : on décompte pas moins de 3999 alertes sanitaires pour la seule année 2018.
Un système plutôt bien gardé

Malgré les contrôles de l’État, la croissance de la mafia dans le domaine agroalimentaire est indéniable. En 2018, 17,6 millions de kilogrammes d’aliments sont saisis, soit une valeur d’environ 34 millions d’euros, lors de 54.000 contrôles. Des actions qui semblent a priori porter préjudice au crime organisé, mais qui ne le déforce pas pour autant. D’autant plus que les langues ne se délient pas. Car parler des agromafias et les dénoncer, c’est le faire au péril de sa vie. Si la mafia italienne s’est découverte une passion pour le secteur culinaire, elle garde toujours ses vieilles habitudes, en témoigne le cas du journaliste italien Paolo Borrometi. En 2013, il publie un article sur les exactions de la mafia concernant les tomates et les aubergines de Syracuse et Raguse. En 2021, il est toujours placé sous escorte policière après plusieurs menaces de mort et attentats à la voiture piégée notamment.
Les producteurs locaux ne sont pas non plus en reste. Pour Roberto Battaglia, producteur de mozzarella, les problèmes commencent en 1985. Ses parents dirigent une agence de voyage mais perdent de gros contrats. Ils sont obligés d’emprunter d’abord aux banques puis aux usuriers. De son côté, Roberto possède une ferme où il élève des « bufflonnes », ce qui n’échappe pas à la Camorra qui en fait l’objet de sa convoitise. La mafia fait alors la demande d’échanger la ferme contre le remboursement des emprunts, accompagnée de menaces explicites contre lui, sa femme et leur petite fille. Refusant de céder, Battaglia devient lui aussi la cible d’une campagne sans relâche jusqu’à ce qu’il porte plainte et collabore avec la police. Depuis, il s’est exilé à Rome et vit sous escorte policière. La mafia a certes trouvé un terrain de jeu moins risqué mais elle joue toujours avec les mêmes règles : elle contrôle et elle décide.
Une nourriture « anti-mafia »

Malgré une organisation bien cadenassée, les producteurs ne se laissent pas forcément faire. Libera (« Libre »), la principale association italienne anti-mafia, regroupe par exemple plus de 1600 associations locales afin de les coordonner. Parmi celles-ci, on retrouve Le Terre de Don Peppe Diana, une coopérative sociale qui fabrique de la mozzarella de bufflonne sur des terres qui appartenaient à la Camorra. L’objectif de Libera est de proposer aux citoyens une société libérée des pratiques mafieuses. Son cheval de bataille majeur : la gestion des biens et des terres confisquées par la justice aux personnes liées à la mafia afin de les restituer au peuple. Une action permise et protégée par les lois italiennes.
Selon Le Terre de Don Peppe Diana, les façons de lutter contre l’agromafia sont multiples. Cela passe d’abord par la production de fromage biologique et l’importance de l’implantation du circuit court : une partie des mozzarellas se fait à la main, l’autre à l’aide de machines mais toutes sont produites avec du lait d’éleveurs locaux. Leur fromage est par ailleurs la seule mozzarella d’Italie à revendiquer le label « anti-mafia ». En plus de la production et de l’activité économique, la coopérative travaille en plus sur le plan social avec la création d’un centre d’activité pour la jeunesse ou l’emploi d’ouvriers en réinsertion. La lutte passe enfin par des pratiques légales au travail, ce qui n’est pas encore la norme dans la Botte. La coopérative met ainsi un point d’honneur à déclarer ses employés, payer ses taxes et respecter les normes sanitaires.
Les entreprises locales ne sont pas les seules à lancer ce type d’initiatives. La coopérative Ethiquable dans le Benelux travaille par exemple exclusivement avec des producteurs locaux. Sous la marque belge Terra Etica, ils proposent différents produits issus du commerce équitable, et notamment des pâtes provenant d’un petit producteur en Sicile. En plus d’utiliser une variété de blé de moins en moins utilisée, ce dernier travaille en toute indépendance de la mafia. Le souhait de Terra Etica serait d’ajouter, en plus, un label propre antimafia. Une façon supplémentaire d’encourager les entreprises et actions locales.

La présence de la mafia dans l’agroalimentaire italien (et international via les exportations) est donc manifeste. Mais comment faire pour lutter contre ce fléau? La première responsabilité prévaut évidemment à l’État italien. D’ailleurs, si le nouveau business de la mafia est officiellement clean, cet avantage peut se retourner contre lui : aucun État ne peut gérer ni réguler un trafic d’armes ou de drogue (puisque c’est un réseau en-dehors de l’officiel et donc en dehors des règles) mais il peut, à l’inverse, récupérer la main sur un circuit alimentaire (puisque c’est un réseau officiel et donc soumis à des règles fixées par ce même État).
Mais plus encore, le consommateur peut également directement agir à son échelle. En refusant de céder à la facilité et en favorisant l’« anti-mafia » ainsi que les circuits courts. Et l’avantage, c’est qu’on ne manque pas de choix : des entreprises comme Le Terre de Don Peppe Diana, Goel, Diritti a Sud, Solaria mais aussi des associations comme Libera et des labels anti-mafia ont été mis en place ces dernières années. Couper l’achat des produits du business de la mafia, c’est couper son portefeuille. La lutte doit aussi passer par là.

Miléna De Paoli
Fondatrice et rédactrice
Spécialités : Culture, social, contrées lointaines.
Description : Fan de littérature, d’art et de culture populaire, je m’évade auprès d’Alice, je résous des crimes avec Sherlock et je refais le monde avec un Docteur britannique. Je ne bois pas autant de café que les filles Gilmore mais je suis aussi bavarde qu’elles. Globetrotteuse et curieuse, j’aime découvrir d’autres contrées.
Je vais poser ma pierre à l’édifice en lisant bien les étiquettes sur les produits italiens que j’achète. Encore faut-il trouver ces marques dans nos magasins mais je vais chercher. 🙂
Je vais maintenant regarder mon bolo de manière différente… Et si la solution était de manger… grec ?