Ce 11 février marque la Journée internationale des femmes et des filles de science, créée pour favoriser la participation des femmes dans les disciplines scientifiques. C’est aussi l’occasion de mettre en lumière certaines personnalités féminines trop méconnues dans ce domaine. Portrait de Suzanne Noël, la première femme à pratiquer la chirurgie moderne.
1878, Laon, région Hauts-de-France. Suzanne Gros vient d’une famille bourgeoise où rien ne la prédestine à autre chose qu’à une vie bien rangée de femme au foyer. Elle est scolarisée au pensionnat des sœurs Carle où elle reçoit un enseignement catholique pour les jeunes filles et essentiellement tourné vers la couture. Elle y perfectionne son art pour le dessin et les broderies fines. Impactée par son éducation scolaire et familiale, elle est très soucieuse des autres.
À 19 ans, elle suit le chemin qui lui est tracé : elle se marie avec le dermatologue Henry Pertat et quitte sa ville pour Paris. Mais très vite, elle s’ennuie. Et une idée germe. Elle veut passer son bac, elle veut devenir médecin. Soutenue par son mari, elle se lance dans des études de médecine en 1905. Un domaine où les femmes sont rares et où les quelques unes qui s’y aventurent se heurtent à nombre de préjugés et au sexisme.
Chirurgienne brillante dès ses premières années

Élève brillante, elle mène de front sa grossesse et ses études. Elle se prend de passion pour la dermatologie et la chirurgie, alors qu’une femme tenant le bistouri est encore tabou (et d’une certaine manière, considérée comme dangereuse). Elle tombe également amoureuse d’un autre étudiant en médecine, André Noël. En 1908, elle est nommée externe des hôpitaux de Paris et travaille dans le service du professeur Morestin, pionnier de la chirurgie maxillo-faciale (qui prend en charge les pathologies des cavités de la bouche et du visage).
Un an plus tard, elle continue dans cette branche en entrant dans le service de dermatologie du professeur Brocq. C’est là qu’elle effectue ses premiers actes de chirurgie esthétique. Mais ses compétences sont réellement mises en oeuvre avec sa première vraie patiente, Sarah Bernhardt. L’actrice française revient d’un voyage aux États-Unis où elle s’était faite faire un lifting pas très réussi. Suzanne lui propose alors de reprendre son lifting raté, l’actrice accepte. L’opération a lieu à mains nues, sans masque et sans blouse stérile. Avec cette intervention réussie, Sarah Bernhardt est une belle carte de visite pour la jeune chirurgienne.
Gueules cassées, liftings et autres coups de bistouri

La Première Guerre mondiale éclate. En 1916, des milliers de soldats rentrent du front défigurés, les « gueules cassées ». Beaucoup se suicident. Suzanne, comme les autres internes, est autorisée à exercer la médecine sans avoir sa thèse. Aux côtés du professeur Morestin, son mentor, elle se donne sans compter et remodèle crânes, mâchoires et nez. Il faut être inventif, ingénieux et précis, et Suzanne l’est. Dans ces conditions précaires, elle apprend le métier mais se rend également compte du lien indéfectible entre physique et psychique. En redessinant ces visages, elle aide les soldats à se reconstruire. Son mari, le dermatologue Henry Pertat, décède durant la guerre en 1918. Elle se remarie l’année suivante avec André Noël.
Mais sa vie prend un autre tournant : en 1922, sa fille tombe malade de la grippe espagnole et décède très peu de temps après. Pris de chagrin, André Noël tombe dans la dépression et se suicide deux ans plus tard. Détruite par ces événements, elle passe le reste de sa vie à réparer et à aider les autres. Elle soutient sa thèse en 1925, ouvre son cabinet et s’ouvre à d’autres chirurgies que celles du visage. Mais toujours dans le domaine de la chirurgie esthétique, plastique et réparatrice. C’est sa précision, sa rigueur, son humilité et sa créativité qui font d’elle une excellente chirurgienne. Elle remodèle les seins, les ventres, les fesses et s’intéresse à la reconstruction, concernant notamment les cas de mutilations ou d’anomalies physiques. Elle améliore les techniques chirurgicales existantes et en invente de nouvelles. Durant la Seconde Guerre mondiale, elle redessine les visages de résistants et de juifs qui fuient la Gestapo.
Ambassadrice et militante féministe

Soucieuse des autres et rigoureuse dans son travail, elle milite pour un respect des patients dans les pratiques médicales. Elle élabore une charte sociale qu’elle suit dans sa pratique en proposant de donner des informations totales et franches aux patients. Ce qui anime la chirurgienne, c’est précisément le rôle social que peut apporter la chirurgie esthétique et réparatrice. Elle considère la beauté comme un capital qui peut aider les personnes à reprendre confiance en elles ou à trouver de l’emploi. En opérant ces personnes qui manqueraient de ce capital, elle veut leur donner une chance de prendre un second souffle de vie : « La chirurgie esthétique m’apparut dès lors comme un véritable bienfait social permettant aussi bien aux hommes qu’aux femmes de prolonger leurs possibilités de travail de manière inespérée. »
Elle estime que la chirurgie esthétique prend aussi une part dans l’autonomisation des femmes et leur permet de reprendre le contrôle et le pouvoir de leur corps. Dans cette vision très sociale de la chirurgie, elle opère les femmes selon leur budget : il lui parait normal de faire payer les riches et d’adapter les prix, voire de rendre ces interventions gratuites, aux personnes plus pauvres. Si Suzanne Gros-Noël considère la chirurgie comme un moyen de gagner en capital beauté, elle insiste cependant auprès de ses patientes sur le fait de ne le faire que pour elles et pour personne d’autre.
« Et en même temps, lorsqu’elle opère ses patientes, elle les met toujours en garde sur le fait qu’il ne faut pas le faire pour son mari. Il faut le faire si on a le sentiment que ça va nous permettre de nous sentir mieux dans notre peau, et de reconquérir un pouvoir et une force individuelle, personnelle. »
Leïla Slimani, auteure de la bande dessinée « À mains nues » (2020) qui retrace la vie de la chirurgienne.
Suffragette et militante, le féminisme est au coeur de ses convictions. Elle orchestre une grève de l’impôt pour que les femmes obtiennent le droit de vote. Car si les femmes n’ont pas les mêmes droits, pourquoi devraient-elles avoir les mêmes devoirs? En 1924, elle continue sa lutte en créant à Paris le premier club Soroptimist (« le meilleur pour les femmes ») d’Europe dédié à la valorisation des femmes. « Je portais sur mon chapeau un ruban sur lequel était imprimé en lettres dorées : ‘Je veux voter.’ Je m’étais en outre spécialisée dans la chirurgie plastique, inconnue jusque-là, et on disait de moi que j’étais deux fois folle. » Suzanne voyage également dans le monde entier pour organiser des conférences sur les luttes féministes. Ces convictions la guideront jusqu’à la fin de sa vie, en 1954. Aujourd’hui, l’organisation Soroptimist de Paris compte près de 75.000 membres dans le monde dont plus de 2.300 en France.

Beaucoup de femmes scientifiques ont changé le monde. Elles sont nombreuses à avoir été oubliées. Véritable pionnière de la chirurgie esthétique et plastique et militante pour les droits des femmes, Suzanne Gros-Noël fait partie de ces femmes. Certaines actions l’ont cependant remise sur le devant de la scène. Une commémoration a eu lieu lors du centenaire de la libération de Laon en 2018. Un an plus tard, la préfecture de l’Aisne inaugure une salle qui porte son nom. En 2020, l’auteure Leïla Slimani rédige une bande dessinée sur sa vie. Si les hommages à Suzanne Noël sont de plus en plus présents, ses accomplissements et ses valeurs devraient davantage être mis en avant.

Miléna De Paoli
Fondatrice et rédactrice
Spécialités : Culture, social, contrées lointaines.
Description : Fan de littérature, d’art et de culture populaire, je m’évade auprès d’Alice, je résous des crimes avec Sherlock et je refais le monde avec un Docteur britannique. Je ne bois pas autant de café que les filles Gilmore mais je suis aussi bavarde qu’elles. Globetrotteuse et curieuse, j’aime découvrir d’autres contrées.
Ah un thème cher à l’auteur(e) de l’article :). Mais c’est vrai qu’elle a vraiment du faire preuve de beaucoup d’abnégation pour se faire une place parmi tous ces mecs à cette époque! Et pourtant elle en réparait beaucoup après le carnage de la 1ère guerre mondiale. C’est bien de revenir sur le rôle tenu par ces personnes.
Article qui donne envie d’approfondir en lisant la BD. Je la conseille.