La crise financière de 2008 l’avait annoncé, la pandémie l’a confirmé : notre stabilité alimentaire mondialisée est fragile. Très fragile même en raison de sa dépendance à un nombre restreint de pays qui monopolisent les productions. Qui sont ces « greniers du monde » et à quel point notre système alimentaire est-il précaire?
Bien qu’inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme depuis 1948, l’accès à l’alimentation n’est toujours pas acquis dans la majorité des pays du globe. Pourtant, les productions agricoles sont plus importantes chaque année. Mais en réalité, il s’agit de productions à grande échelle aux mains de quelques pays monopoles. Autrement dit, seuls quelques pays nourrissent l’entièreté de la planète. Une situation dangereuse politiquement, et qui montre même ses limites concrètes.
Malgré leur poids économique face à l’agriculture locale et traditionnelle, les greniers du monde ont été, comme tout le secteur, fortement mis à mal par la crise sanitaire : problèmes de transport et d’approvisionnement, inflation ingérable, acheteurs insolvables,… Déjà pressentie lors de la crise des subprimes de 2008, la fragilité du système s’est matérialisée très distinctement cette fois. Pour la première fois de l’histoire, le monde entier a failli manquer de nourriture. Et le réchauffement climatique va multiplier ces situations précaires.
Maîtres de l’alimentaire – un monopole économique

L’expression « greniers du monde » regroupe les pays qui produisent et exportent les produits de base de l’alimentation mondiale. Ils se comptent sur les doigts d’une main : le Brésil (leader du soja), les États-Unis (maïs), l’Inde (riz) et la Russie (blé). Et c’est tout, puisque ces quatre céréales représentent la base de presque toute l’alimentation humaine. Autant dire que le marché laisse peu de place à la compétitivité, et que les principaux concernés ne veulent pas lâcher leur monopole.
Mis à part pour les États-Unis, ce monopole représente d’ailleurs un des principaux pans de l’économie des greniers du monde parmi lesquels on retrouve trois membres des BRICS (acronyme de « Brazil, Russia, India, China, South Africa » qui représente les principaux pays émergents). Ce n’est pas un hasard puisque cette position dominante sur les marchés alimentaires leur a offert un poids dans l’équilibre géopolitique : mieux vaut ne pas trop les fâcher puisqu’ils peuvent fermer le robinet à tout moment.
L’émergence de ces pays date de la Révolution industrielle. Les pays « développés » se ruant sur l’industrie, ils ont délaissé le monde agricole et de nouveaux acteurs se sont engouffrés dans la brèche. Des acteurs qui bénéficiaient des arguments pour assumer une telle production. Au Brésil, près de 38,5 millions d’hectares sont ainsi dédiés à la production de soja, et une partie de la déforestation actuelle en Amazonie offrira de nouvelles terres cultivables. En Russie, ce sont les conditions climatiques qui lui ont permis de s’imposer : le pays peut produire du « blé de printemps » et du « blé d’hiver » la même année, une pratique boostée par la mécanisation et les traitements phytosanitaires.
Le problème de ce système est double : les greniers du monde disposent non seulement d’un point de pression auprès de l’ensemble du globe mais, aussi, que se passerait-il si jamais ces pays ne parvenaient plus à satisfaire la demande mondiale? C’est justement ce qui est arrivé au printemps 2020, lorsque la pandémie de coronavirus frappe le monde. Inquiète de la situation et désireuse de faire passer sa population avant le reste, la Russie décide ainsi de réduire fortement ses exportations de blé. C’est le branle-bas de combat sur l’ensemble du globe. Face aux pressions internationales, la Grande Ourse se rétractera finalement mais la situation aurait pu dégénérer (explosion du prix du blé et insécurités alimentaires en masse, par exemple).
Garde-manger limité – un monopole restreint

En Europe et dans l’ensemble des pays occidentaux, la pandémie n’a pas mis à mal notre alimentation : nous exportons plus que nous importons et notre système d’approvisionnement n’a jamais été coupé. Il n’y a pas non plus eu d’inflation ni de manque de produits dans les chaînes de distribution (les seuls rayons vides étant uniquement dûs à la frénésie de stockage de gens apeurés). Certes, les restrictions de déplacements et les fermetures des frontières ont entraîné un ralentissement dans les transports de marchandises mais cela n’a pas mis en danger notre accès à l’alimentation.
Il n’en est, par contre, évidemment pas de même pour les pays les plus pauvres qui ont été frappés durement par la pandémie. Contrairement à l’Occident, la crise sanitaire y est également devenue alimentaire. En cause, leur très grande dépendance à l’importation. Avec la fermeture des frontières et la diminution drastique des transports de marchandises, l’accès à la nourriture a tout simplement disparu dans certains d’entre eux.
De plus, la diminution du pouvoir d’achat, elle-même conséquence de la pandémie, combinée à une augmentation des prix a creusé des insécurités alimentaires encore plus profondes dans de nombreux pays. Entre 2019 et 2020, le nombre de personnes sous-alimentées a ainsi augmenté de 18%. Une donnée qui montre les dérèglements dont peut souffrir le système alimentaire mondial actuel. Et les conséquences en termes de renforcement des inégalités.
Un monde obsolète – un monopole dépassé

Car outre la pandémie, c’est la structure même de notre système alimentaire qui est à revoir. Selon l’ONU, seules 12 espèces végétales servent à nourrir plus de 75% de la population mondiale. Cette uniformisation de notre alimentation est problématique : les immenses monocultures des greniers du monde sont moins résistantes face aux ravageurs, et ce malgré l’utilisation massive de produits phytosanitaires (herbicides, fongicides,…) qui impactent autant l’environnement, l’eau et les sols que le personnel qui les emploie. L’espace immense qui leur est nécessaire uniformise en plus le paysage tout en le fragilisant et contribue à la disparition de la biodiversité.
Le changement climatique est, en outre, un facteur intimement lié à notre système actuel, à la fois cause et conséquence de ce réchauffement. D’un côté, notre alimentation (productions agricoles, élevages, transports) représente un quart de nos émissions totales de CO2 et favorise, en ce sens, les dérèglements de notre planète. De l’autre, ce réchauffement met à mal la productivité de nos récoltes. En 2020, les principaux producteurs de blé ont ainsi connu des mauvaises récoltes simultanément en raison de conditions climatiques de plus en plus délicates (triplement des pertes sur les 50 dernières années). Les stocks effectués par prévention ont tout juste permis de ne pas faire s’envoler le prix du blé. Mais il s’en est fallu de peu.
Ce phénomène de perte de productivité des grandes parcelles est amené à se multiplier dans les années à venir. La fréquence d’évènements climatiques déjà présents et visibles comme les sècheresses et autres inondations ne va en effet cesser d’augmenter. Le soja pourrait être particulièrement touché : il supporte difficilement les températures supérieures à 30°C, or c’est un pallier de plus en plus atteint dans les régions chinoises qui le cultivent. Toutes ces productions sont, à terme, vouées à l’échec. Et il n’y a, actuellement, sur place aucune alternative de prévue.
Une résilience forcée – un monopole combattu

Face à ces problématiques sanitaires et climatiques de plus en plus présentes, il est urgent de repenser notre système alimentaire. Et si le défi paraît immense, des solutions existent et doivent rapidement être mises en place. Les deux premières étapes, primordiales, sont la limitation des intermédiaires (pour diminuer les risques liées aux transports de marchandises) et la relocalisation d’une partie de nos ressources alimentaires (pour diminuer la dépendance aux importations).
Pour assurer la viabilité des cultures, il faut également s’adapter aux conditions climatiques actuelles et à venir. Vouloir conserver nos productions telles quelles dans un milieu inadapté sera, au minimum, contre-productif. Diminuer les monocultures intensives (qui abîment irrémédiablement les sols) pour une diversification des parcelles et un système de mise en jachère permettraient de tirer un meilleur parti et une meilleure rentabilité sur le long terme.
L’investissement dans les céréales alternatives, comme le fonio blanc africain (très résistant à la sècheresse), doit aussi faire partie des objectifs à long terme de transformation d’un système en apnée. Une telle diversification des sources de nourriture offrirait également plus d’opportunités et moins de risques de pénurie, tout en diminuant le poids des « céréales d’agro-industrie ».

Aujourd’hui, et depuis plus d’un siècle, les cartes du jeu de l’alimentation ne sont détenues que par quelques mains nanties et spécialisées. À l’heure d’un compte à rebours climatique, l’espèce humaine continue de vivre dans un système alimentaire inégal : quelques greniers du monde détiennent les clés de toute alimentation de base et doivent nourrir l’ensemble du globe. Un modèle dangereux en théorie qui commence à se faire rattraper dans la pratique.
Les différentes crises l’avaient montré, la pandémie l’a cristallisé : il est plus que temps de revoir notre système d’alimentation mondial, un monopole qui s’est assis sur un nid de guêpes. Et si personne n’avait encore remis en cause le fait que quelques pays seulement détiennent le pouvoir de ne plus nourrir la planète, les soubresauts de ces dernières années pourraient avoir lancé l’alerte. La résilience semble commencer à s’entendre et l’ONU a décrété la mise en place d’un modèle agricole mondial plus durable comme objectif d’ici 2030. Tout l’enjeu résidera dans la capacité de convaincre les greniers du monde de se passer de leur monopole, et donc d’une partie de leur économie.

Pigiste
Spécialités : Nature, écologie, société
Description : Pour ne pas trop penser à la collapsologie, j’enfile mon judogi ou je mange des cookies. Après le Covid, je partirai sur mon balais de sorcière pour lutter contre le patriarcat et j’irai découvrir le monde d’après, mais promis plus en avion. En attendant, je combats le greenwashing avec des pailles en bambous et je compte les oiseaux pour sauver la biodiversité.
Très bon article qui démontre une fois de plus la fragilité du système en place et les impacts directs et indirects du changement climatique. La résilience devrait être au centre des préoccupation de tous les dirigeants de ce monde. Par ailleurs, les sanctions qui seraient prises envers la Russie en cas de conflit et la réponse de celle-ci càd très certainement un blocus sur la livraison de blé pénaliseraient aussi bien les pays industrialisés que la Russie. Et ne parlons pas de la problématique des énergies… En fait, la Russie montre actuellement ses muscles pour dissuader les alliés de s’installer à ses frontières mais elle a tout à perdre dans une guerre sauf si elle a d’autres objectifs que l’Ukraine…
On voit là le problème que constitue un monopole dans n’importe quel domaine.